Claire Tastet, agrégée de Lettres Modernes est professeure de français depuis 28 ans. Elle a commencé dans un collège des Hauts de France avant de rejoindre un lycée de la périphérie urbaine de Tours.
Avec ses élèves, elle a gagné le prix #JeLaLis – Équipe lors de la première édition du concours Je La Lis organisé par l’association le Deuxième Texte en janvier 2021.
Claire est une lectrice et enseignante engagée. Elle est co-organisatrice du Prix Maya qui, chaque année depuis 2019, récompense les œuvres littéraires qui font avancer la cause animale.
Portrait de Claire Tastet
Hélène Dorion au programme
Claire Tastet nous explique pourquoi elle a été ravie de découvrir Mes forêts d’Hélène Dorion dans les programmes du lycée. Elle avait déjà confié son enthousiasme au Café pédagogique.
Deux parutions ont récemment mis en lumière la montée en puissance des solidarités féminines. Celles-ci s’incarnent dans la relation entre soeurs (au sens propre ou au figuré) comme dans la ré-invention d’un vivre-ensemble au féminin : ainsi Blanche Leridon signe-t-elle Le château de mes soeurs : Des Brontë aux Kardashian, enquête sur les fratries féminines aux éditions les Pérégrines en cette rentrée littéraire 2024 (en sélection du Renaudot Essais)et Johanna Cincinatis Abramowicz a fait paraître Elles vécurent heureuses : L’amitié entre femmes comme idéal de vie chez Stock en avril dernier.
Nous avons proposé à ces autrices de répondre à nos questions sur la solidarité féminine.
L’amitié féminine, un idéal de vivre-ensemble
Johanna Cincinatis Abramowicz vous a laissé un vocal, à écouter ici :
La sororité pour renouveler la solidarité
Blanche Leridon nous livre quant à elle ses réponses ci-dessous :
1) Ton ouvrage propose une exploration riche de la représentation des relations entre soeurs. Vois-tu une évolution de ces représentations ? Les valorise-t-on plus qu’avant ?
La question des représentations est fondamentale car elle façonne nos imaginaires, nous propose des modèles, en particulier dans l’enfance et à l’adolescence. Au départ, les représentations de soeurs sont très stéréotypées : je pense aux petites filles modèles de la comtesse de Ségur, modèles de sagesse et de discrétion, très éloignées de la réalité. Les relations entre soeurs subissent les mêmes stéréotypes. On les a souvent limités aux chamailleries et à la jalousie de l’enfance, qu’il s’agisse de Cendrillon et de ses deux sœurs mégères, Javotte et Anastasie, ou des trois filles du roi Lear qui se battent pour l’amour de leur père. Au-delà de la fiction, on observe des réflexes similaires lorsqu’il s’agit de commenter les relations entre des sœurs bien réelles : Pippa et Kate Middleton sont forcément rivales, idem pour Venus et Serena Williams ou Catherine Deneuve et Françoise Dorléac.
On a trop longtemps enfermé leurs relations dans cette compétition puérile, cette chamaillerie qui est avant tout une manière de les discréditer. Aujourd’hui les choses évoluent, mais doucement. On montre des relations plus complexes, celle de Fleabag et sa sœur dans la série éponyme de Phoebe Waller-Bridge en est une. Lorsque Disney invente un personnage – celui de la Reine des Neiges – dont le destin est lié non plus à un Prince Charmant mais à l’amour de sa sœur – on peut aussi s’en réjouir. Il faut que ces nouvelles visions essaiment, que des générations de petites filles soient confrontées à ces nouveaux modèles.
2) En quoi la relation de soeurs diffère-t-elle, dans la représentation qui en est donnée, de la relation entre frères ?
Les relations entre frères ne sont pas épargnées par les disputes et la rivalité, mais elles ne se manifestent pas du tout de la même façon. Là où les filles sont associées aux chamailleries superficielles de l’enfance, les frères sont projetés dans un univers beaucoup plus glorieux et spirituel. Abel et Caïn, Jacob et Ésaü ou les frères Karamazof racontent des histoires de rivalité, certes, mais qui projettent leurs protagonistes dans des univers mystiques et mythologiques, où il est question de bien et de mal et d’avenir de l’humanité, très loin de nos soeurs qui se disputent pour un homme (car c’est souvent à ça qu’on les cantonne). Pour résumer : la rivalité fraternelle est noble et spirituelle, la rivalité entre soeurs est mesquine et superficielle.
3) Comment expliquer que les femmes se reconnaissent dans la phrase « Nous sommes tous frères » suivant l’idéal de fraternité mais que les hommes rechignent à se désigner comme des « soeurs » ?
C’est la résultante de la tyrannie du masculin-neutre, qui règne sur notre langue et notre culture. Mais je ne suis pas certaine que les femmes se reconnaissent toutes dans cette maxime, et c’est pourquoi il a fallu créer de nouvelles façon de faire « nous » au féminin, comme nous y enjoignait Simone de Beauvoir dans Le deuxième sexe. Toute l’histoire du féminisme contemporain, depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui, repose sur cette quête du « nous », qui est notamment passée par l’appropriation de cette notion de soeurs, d’abord chez les féministes américaines qui en ont fait leur slogan « sisterhood is powerful », avant d’être adopté par le MLF. C’est ce long combat qui a permis de faire renaître la sororité. Ma conviction est que les relations entre soeurs ont beaucoup à nous apprendre de ce point de vue là.
Merci à Blanche et à Johanna pour leurs réponses !
Anne Clotilde Ziégler est psychothérapeute. Formée à la psychanalyse jungienne mais aussi à la Gestalt-thérapie et à l’analyse transactionnelle, elle consulte depuis 35 ans. Elle a signé plusieurs ouvrages chez Solar sur les relations toxiques notamment Pervers narcissiques : bas les masques en 2015, La jalousie amoureuse : une effroyable opportunité qui nous fait grandir en 2018, Pervers narcissiques : 50 scènes du quotidien pas si anodines pour les démasquer et leur faire face en 2020, sorti depuis en poche et Pourquoi suis-je restée ? en 2023. Son dernier ouvrage, Qu’est-ce que l’emprise ?, vient de paraître.
Nous la recevons dans cet épisode pour comprendre la différence entre prédateur, pervers narcissique et relation toxique et pour sonder les liens entre patriarcat et perversion.
Pour aller plus loin :
Anne Clotilde Ziégler, Pervers narcissiques : bas les masques, Solar, 2015
La jalousie amoureuse : une effroyable opportunité qui nous fait grandir, Solar, 2018
Pervers narcissiques : 50 scènes du quotidien pas si anodines pour les démasquer et leur faire face , Solar, 2020, sorti en poche
Pourquoi suis-je restée ? Solar, 2023
Qu’est-ce que l’emprise ?, Solar, 2024
Marc Joly, La perversion narcissique : étude sociologique, CNRS Editions, 2024
Anne-Sophie Brasme signe en cette rentrée littéraire un roman inspiré de sa première expérience de publication à 17 ans. Dans Ce qu’on devient, la romancière retrace l’itinéraire de deux jeunes filles, Sophie et Anouk, dans une vertigineuse conversation des âges et des destinées.
1) Votre personnage principal est une femme accomplie qui écrit à la jeune fille qu’elle a été. Elles ont en commun le désir d’écrire. En quoi ce désir est-il trahi ou abîmé par le passage à la publication dans le cas de la jeune fille ?
Dans Ce qu’on devient, je raconte en effet l’histoire de Sophie, jeune lycéenne qui voit son premier roman publié, comme je l’ai été moi-même à dix-sept ans avec Respire. Sophie écrit ce premier texte dans une sorte d’élan, mue par la nécessité de mettre des mots sur le harcèlement dont elle a été victime au collège. Bien sûr, elle rêve d’être publiée, mais elle n’ose imaginer cela possible : son père lui-même, aspirant romancier, a vécu dans le passé un refus cuisant. Le manuscrit de Sophie se retrouve finalement, un peu malgré elle, sur la table d’un éditeur. Et c’est là que tout change. La publication de ce « Premier Roman » la projette sur le devant de la scène, la sort de l’invisibilité et la fait entrer dans un monde qu’elle ne connaissait pas, celui de la bourgeoisie intellectuelle parisienne. Seulement, Sophie n’a pas les codes. Elle répond aux journalistes avec la naïveté de son âge, ce qui lui vaut d’être qualifiée de « petite dinde » par son attachée de presse. Son succès dérange : on attend d’elle qu’elle prouve son mérite. Et c’est ce qui bouleverse totalement son rapport à l’écriture : dorénavant, elle doit se montrer « à la hauteur ». L’écriture du deuxième roman est parasitée par cette injonction. Sophie ne redoute qu’une chose : que son « imposture » finisse par être dévoilée au grand jour. L’échec commercial de ce nouveau livre va conforter cette voix en elle et la faure renoncer à l’écriture pendant des années. Pour moi c’est le sujet fondamental du livre : comment ce sentiment d’incompétence, que de très nombreuses femmes portent en elles (à plus forte raison quand elles sont jeunes, et/ou racisées), s’insinue en nous jusqu’à entraver nos désirs.
2) Vous livrez à travers ce récit une analyse des travers du monde éditorial, qui répond à une logique de rentabilité et non de mécénat et qui s’appuie beaucoup sur les médias pour l’assurer. Selon vous, la jeune fille est-elle traitée comme un produit au même titre que son Premier roman ?
La jeunesse de Sophie est en effet mise en avant par l’éditeur. Elle est vue comme un objet de curiosité par les journalistes qui pendant un temps s’émerveillent de sa précocité. Sophie est présentée comme le petit phénomène de la rentrée littéraire. Je me souviens qu’à la sortie de Respire mes 17 ans étaient aussi un argument de vente. Un jour un journaliste qui était venu m’interviewer chez moi avait cité dans son article ma « chambre remplie de poupées » et mes « rouges à lèvre de lolita ». Le sujet n’était pas tellement mon livre…
Ceci dit, j’ai eu la « chance » de ne pas avoir été sexualisée plus que cela – contrairement à Lolita Pille qui a publié son premier roman Hell peu de temps après moi, et à qui on posait des questions horribles pendant les interviews. C’est d’ailleurs ce qu’elle raconte dans son dernier roman Une Adolescente.
3) Qu’a d’urgent et de crucial le besoin ou désir d’écrire pour une jeune fille ou une femme dans notre monde d’aujourd’hui selon vous ?
Ecrire c’est l’inverse de se taire. C’est mettre des mots sur des réalités qui restaient jusqu’à présent invisibles, innommées. En tant que femmes, nous avons appris à toujours minimiser nos douleurs, à croire que nos histoires ne valaient pas la peine d’être racontées. Mais elles le sont plus jamais. Et à plus forte raison quand il s’agit d’intime. Le monde a besoin de savoir ce que sont nos désirs, nos dégoûts, nos joies, les violences que nous subissons. Nous devons raconter nos histoires, si dérisoires nous paraissent-elles par rapport aux « grands récits », pour nous rendre enfin légitimes. Pour apprendre enfin à nous croire.
Catherine Le Magueresse nous explique à quelles conditions le consentement peut aider à faire progresser la justice pour les survivantes de viol ou comment ne pas tomber dans les pièges du consentement. Elle évoque aussi la définition du viol dans le code pénal français et son influence sur la réponse judiciaire.
Les pièges du consentement,
“La présomption de consentement est une fiction légale et culturelle qui dispense celui qui initie un contact sexuel de s’assurer du consentement effectif – voire du désir – de l’autre.
Catherine Le Magueresse, Les pièges du consentement
Parler de Barbie, la poupée ou le film, c’est l’occasion de revenir sur la phrase par laquelle commence tous nos épisodes : ce podcast met en valeur la culture féminine et féministe.
La culture féminine, c’est tout ce qui concerne les femmes… les livres qu’elles lisent, les films qu’elles regardent, les fictions qu’on crée pour elles… La culture féministe, c’est politique – le point commun à tous les féminismes je pense c’est de vouloir changer la condition des femmes ou au moins de certaines femmes–, c’est la volonté de changer la société…
Alors évidemment les deux sont liés. D’abord, on peut faire une lecture féministe de la culture féminine. C’est ce qu’on fait souvent dans notre podcast. Ensuite, mettre en valeur la culture féminine contribue à valoriser les femmes et à casser des stéréotypes de genre. Par exemple, pourquoi ce serait mieux de jouer avec un ballon que de sauter à la corde ? Pourquoi ce serait mieux de faire un film sur les Transformers que sur Barbie?
Donc Barbie, la poupée comme le film, c’est de la culture féminine sans aucun doute. C’est un jouet conçu pour les filles, que beaucoup de petites filles ont reçus ou aurait aimé recevoir… C’est une référence qui renvoie à la culture féminine que ce soit pour s’en moquer, pour la critiquer ou la valoriser.
Et souvent quand on se moque de la poupée Barbie, on se moque des petites filles qui jouent avec… on les dévalorise… Et c’est pas bien pour l’estime de soi… Etc.
Donc valoriser la culture féminine contribue à changer le point de vue sur les femmes, l’éducation des filles et participe donc d’un féminisme. Mais la culture féminine en soit n’est pas féministe.
Barbie, une féministe ?
La poupée Barbie appartient à la culture féminine mais est-elle féministe? Participe-t-elle à un projet de changer la société??? Pas vraiment. Et pareil pour le film…
Ni la poupée ni le film Barbie ne vont changer le monde.
C’est d’ailleurs un point positif du film, le film ne cherche pas à nous mentir. Au contraire, il fait apparaître l’hypocrisie du discours de Mattel. C’est une femme qui a créé la poupée pour les petites filles mais Mattel est un empire d’hommes qui recherchent à faire un max de profits et qui n’ont aucune intention de changer le monde. Les Barbie peuvent être tout ce qu’elles veulent, recevoir des prix Nobel et diriger des pays, ce n’est absolument pas le cas pour les femmes de notre monde.
Attention le film va faire le grand écart à votre cerveau :
Par exemple, le film dénonce le capitalisme mais est une pub géante pour Mattel. Il prône la diversité mais c’est la Barbie blanche, blonde aux mensurations parfaites qui est la star. Alors ok, elle est appelée stéréotype de la Barbie… Là encore on peut saluer l’honnêteté du film : ce n’est pas parce qu’on a fait toute sorte de Barbies qu’on a changé les représentations sur la beauté…Le film dénonce certains stéréotypes sur l’apparence mais il présente des relations entre les hommes et les femmes très stéréotypées…
C’est un film qui prétend mettre à l’honneur la sororité mais il raconte une quête individuelle, c’est l’histoire de l’émancipation de la Barbie incarnée par Margot Robbie… Et bon si vous avez vu le film, vu le twist final, on ne peut vraiment parler d’émancipation…
Un film à voir quand même
Il y a beaucoup à critiquer mais il y a aussi des points positifs, on l’a déjà dit le film met en valeur la culture féminine et est très honnête sur le féminisme-washing autour de la poupée. Et j’ajoute un troisième point positif : le film appartient à la culture féminine comme Bridget Jones ou Angélique marquise des Anges, mais cette fois, il n’est pas question de romance. Barbie, le film, n’est pas une histoire d’amour, le personnage de Margot Robbie ne recherche pas l’amour… Scoop : Barbie n’est pas amoureuse de Ken.
Alors Barbie n’est pas féministe et ne va pas changer le monde, la réalisatrice Greta Gerwig en revanche est féministe et va peut-être changer l’histoire du cinéma et des films pour les femmes…
C’est une histoire de super-héroïne Marvel avec ses questions habituelles sur l’héroïsme, la responsabilité et les progrès scientifiques, son lot de clichés (héroïne orpheline, complot très compliqué…) et aussi ses défauts (manque d’intersectionnalité, fatalisme…).
Toutefois nous souhaitons distinguer cette série car elle allie le fond et la forme pour dénoncer la culture du viol. Attention l’article contient quelques spoilers sur la saison 1!
Un super-pouvoir pour illustrer l’emprise
Kilsgrave, le méchant de la saison 1, a le pouvoir de faire faire aux gens ce qu’il veut. Il remplace la volonté de ses victimes par la sienne….
Hope a sorti un pistolet de son sac et tiré à multiples reprises sur ses parents mais c’est Kilsgrave qui les a tués. Il n’était pas là au moment des faits, il n’était pas là quand Hope a mis l’arme chargée dans son sac mais il a planté dans l’esprit de Hope l’envie de les tuer. Hope n’est pas inconsciente au moment des faits, elle est même consciente de vouloir tuer ses parents, elle est capable de planifier, de choisir le moment où elle ne pourra pas les manquer…. Après le crime, Hope est dévastée, elle peut témoigner du pouvoir de Kilsgrave mais elle n’est pas convaincue de son innocence.
Jessica Jones, elle aussi victime de Kilsgrave l’est et se donne la dure mission de prouver que le pouvoir de Kilsgrave de contrôler les esprits existe.
Remarquons que l’emprise mentale ou le contrôle coercitif sont des phénomènes documentés et que l’on a de nombreux témoignages. Cependant les victimes ont du mal à être entendues et respectées. Pourquoi ?
Parce que la culture du viol
Kilsgrave incarne la culture du viol
La culture du viol c’est d’abord la négation du consentement. Et le pouvoir de Kilsgrave symbolise cette négation. Jessica le lui dit clairement dans l’épisode 8 : “Not only did you physically rape me but you violates every cell in my body and every thought in my godamm head”
Kilsgrave nie l’accusation en arguant sur le décor : tout s’est passé dans des hôtels et des restaurants de luxes, comment cela pourrait-il être un viol? Cette remarque renvoie au scénario stéréotypé du viol dans une ruelle sombre… Il y a aussi l’idée que toutes les femmes sont à vendre, et qu’il a payé et mériterait donc un peu de reconnaissance… Ces clichés sur le scénario du viol et les femmes nourissent la culture du viol.
Un autre élément de la culture du viol est le retournement de culpabilité : on se met à plaindre l’agresseur et on accuse la victime. Kilsgrave essaye de se rendre sympathique en soulignant ses efforts pour ne pas toujours utiliser son pouvoir, son enfance difficile ou son amour pour Jessica. Tout ce qu’il voulait selon lui c’était l’amour de Jessica ou tout au moins un peu de reconnaissance, un sourire.
D’abord, il prétend cet « amour » réciproque : elle a choisi de rester avec lui, preuve que cela ne devait pas être si déplaisant, non? Dans l’épisode 10, Jessica raconte qu’elle a essayé de partir mais il l’a très vite recontrôlée avec son pouvoir. Il essaye de lui dire que les choses ne se sont pas passées comme elle le dit mais elle a une cicatrice pour prouver que sa version est la plus proche de la vérité. Dans l’épisode 9, il essaye de diminuer le rôle de son emprise. Jessica a tué une femme selon sa volonté, mais il prétend lui avoir seulement demander de s’en occuper. Il veut ainsi la faire douter de son innocence, la faire culpabiliser. C’est aussi son intention quand il la traite d’ingrate qui n’a jamais apprécié tout ce qu’il a fait pour elle dans l’épisode 10.
Du côté des survivantes
Nier le consentement et blâmer la victime… Jessica Jones n’est pas la seule série à mettre en évidence ces deux caractéristiques de la culture du viol.
Mais Jessica Jones fait mieux… elle décrédibilise voire ridiculise les arguments des agresseurs… Kilsgrave a le profil du héros de romance (riche, britannique et une blessure secrète) mais il est le méchant de l’histoire, et comme c’est une histoire Marvel, il n’y a pas d’ambiguïté. Tous ses efforts pour se poser en victime (Ouin ouin : mes parents m’ont torturé… Ouin ouin : je ne sais jamais si les gens consentent car mon pouvoir est trop fort) sont presque comiques…. Il n’y a pas d’empathie avec Kilsgrave, pas d’himpathy pour reprendre le concept de la philosophe Kate Manne.
C’est d’abord dans sa forme que Jessica Jones s’oppose à la culture du viol. Elle adopte le point de vue des victimes, victimes qui ne correspondent pas aux stéréotypes. Jessica a une force physique surhumaine, elle boit, elle aime faire l’amour. Trish est riche et célèbre… Elles ne sont pas de pauvres femmes attaquées dans un parking. Mais elles sont des victimes qui deviennent des survivantes … C’est leur liberté : choisir de survivre. Jessica Jones le dit dans le dernier épisode : « J’avais le choix, j’ai choisi de survivre ».
De plus notons que les scènes de viol sont hors caméra. On évite ainsi toute esthétisation et on permet aussi aux victimes de ne pas revivre le trauma, de pouvoir réfléchir.
Nous recevons aujourd’hui Christophe Furon. Christophe Furon est agrégé d’histoire et docteur en histoire médiévale. Spécialiste de la Guerre de cent ans, il a consacré une grande partie de ses recherches aux compagnons d’armes de Jeanne d’Arc, Poton de Xantrailles et La Hire et a récemment publié Les écorcheurs : violence et pillage au Moyen Âge (1435-1445), aux éditions Arkhè.
Avec lui, nous parlons de la place des femmes dans la Guerre de Cent ans et de l’état de la recherche en Histoire sur ces grandes oubliées que sont les femmes en général.
NB : Jeanne Hachette défend Beauvais contre les Bourguignons, pas les Français !
Pour aller plus loin
Astrid de Belleville, « Jeanne de Belleville, la véritable histoire », Centre vendéen des recherches historiques, 2023.
Adrien Dubois, « Femmes dans la guerre (XIVe-XVe siècles) : un rôle caché par les sources ? », Tabularia, Les femmes et les actes, 2004, http://journals.openedition.org/tabularia/1595
Christophe Furon, « « Et libido precipitare consuevit » : viols de guerre à Soissons en 1414 », Questes, 37 | 2018, http://journals.openedition.org/questes/4452
Christophe Furon, Les écorcheurs : violence et pillage au Moyen Âge (1435-1445), Arkhè, 2022.
Louise Gay, « Bellatrices Reginae : les reines de France et d’Angleterre entre guerre et diplomatie (XIII e – XIV e siècle) » (thèse en cours de préparation à l’Université Sorbonne Paris Nord)
Monique Sommé, Isabelle de Portugal Duchesse de BourgogneUne femme au pouvoir au XVe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998
You don’t own me/ Don’t say I can’t go with other boys. « You don’t own me », Lesley Gore (1963)
Le scandale du féminicide
En cas de malheur, le récit de Simenon fidèlement adapté à l’écran en 1958 par Claude Autant-Lara est scandaleux. Attendez que je vous explique pourquoi avant de me traiter de prude, de rétrograde ou de moraliste ! Je ne parle pas de scandale en raison des scènes de sexe explicites, de la nudité de Brigitte Bardot ou de l’adultère. Simenon a un scénario original, engagé et stimulant. Un avocat malhonnête, Gobillot, s’éprend d’une cliente prostituée, Yvette ; qui le trompe avec un étudiant idéaliste, Mazetti. Ce synopsis change du scénario classique de l’adultère et pose des questions pertinentes. Qui est le plus jaloux : le jeune idéaliste, le vieux désabusé ou son épouse modèle censée fermer les yeux ? Qui exploite qui ? Qui est responsable : les personnages, leurs parents, la société ? Une bonne critique sociale. Le dénouement néanmoins vient tout gâcher. En cas de malheur est scandaleux car c’est un récit qui tue une femme pour rien. Écoutez notre analyse dans notre podcast ou poursuivez la lecture.
Brigitte Bardot dans le rôle d’Yvette, 1958.
Une femme de vingt ans qui meurt avant d’avoir vécu sa vie, c’est révoltant. Une femme innocente qui meurt, c’est enrageant. La mort d’Yvette permet de retourner à la situation initiale. Si la morale traditionnelle qui prône la fidélité et réprime la sexualité des femmes a un moment été défiée, elle finit par gagner. Yvette est comme punie pour avoir voulu vivre autrement. Une jeune femme innocente qui meurt pour rien sans que personne ne proteste, c’est scandaleux. À la fin du récit, le vieil amant « [continue] à défendre des crapules »(Simenon, 1989 [1956] : p.513), l’amant assassin n’a aucun remords et son avocat se démène pour lui éviter une lourde peine (Simenon, 1989 [1956] : p. 512-13). Le vieil amant aide d’ailleurs la défense de l’amant assassin…. L’écrivain peut conclure son récit et passer à autre chose. Et Yvette ? On l’enterre à la sauvette. Personne ne la plaint, personne ne la pleure, personne ne crie : « Plus jamais ça ». De même, avant sa mort, personne n’avait essayé de la protéger. La fin du roman n’est ni imprévisible ni inéluctable. La mort d’Yvette aurait pu être évitée car elle était annoncée. En cas de malheur illustre le continuum féminicidaire (Taraud, 2022).
Chronique d’une mort annoncée
Tout d’abord, des indices de la violence du meurtrier, Mazetti, sont données très tôt. Yvette se confie à Lucien Gobillot[1] : elle a peur de rentrer seule (Simenon, 1989 [1956] : p.450). Elle explique que son jeune amant la surveille et lui fait peur : « Dans l’état où il est, il est capable de tout » (Simenon, 1989 [1956] : p. 452). Yvette révèle que l’alcool le rend violent, elle ne termine pas sa phrase mais on comprend qu’il s’en est pris à elle physiquement lorsqu’il était ivre (Simenon, 1989 [1956] : p. 458). Face à ces informations, Gobillot ne s’inquiète pas pour Yvette mais pour lui. Quand Yvette dit « c’est que j’ai peur, surtout pour toi » (Simenon, 1989 [1956] : p. 451), il ne retient que la seconde partie de la phrase. Gobillot a peur que Mazetti l’agresse mais surtout qu’il parvienne à ses fins et le prive d’Yvette. Le jeune homme souhaite en effet qu’elle quitte Gobillot pour l’épouser (Simenon, 1989 [1956] : p. 452). Si Gobillot s’efforce d’isoler la jeune femme, c’est pour la garder pour lui. En effet, il aurait sans doute été plus prudent de l’éloigner de Paris.
Mais Gobillot est tout aussi possessif et jaloux que Mazetti. Il téléphone sans cesse à Yvette, passe ses nuits avec elle pour la surveiller (Simenon, 1989 [1956] : p. 469). Lorsqu’il organise son déménagement, il ne parle pas de sauvetage mais d’enlèvement. Il agit pour enlever Yvette à son rival et c’est pourquoi il lui interdit de sortir, un comportement qui n’est pas sans rappeler le narrateur de La Prisonnière de Proust (Pour en finir avec la passion, 2023 : chapitre 4). Gobillot confesse en effet une « passion pour Yvette », passion est à comprendre au sens d’addiction ou d’obsession : « je ne peux me passer d’elle » (Simenon, 1989 [1956] : p. 474). Malgré les indices, Gobillot est incapable de voir qu’Yvette est en danger car il est aveuglé par cette « passion pour Yvette » où celle-ci n’existe pas comme une personne. Lucien est le premier concerné par ce que Duras décrit chez les spectateurs de Bardot, l’interprète du rôle d’Yvette en 1958 : « Elle s’adresse chez l’homme, avant tout, à l’amour narcissique de lui-même. Si une femme comme celle-là m’était livrée, pense l’homme, je la ferais, jusqu’à la folie, à ma façon » (Duras, 2014 [1958] : p. 300). Gobillot ne pense qu’à son Yvette, celle dont il fait ce qu’il veut. Si la disparition d’Yvette compte si peu, c’est parce qu’elle n’est qu’un fantasme aux yeux de Gobillot, de l’écrivain et de beaucoup de spectateur.ices.
Yvette: évitée, abusée et assassinée
Gobillot confie que son attirance pour Yvette est sexuelle, même s’il ne s’explique pas tout à fait pourquoi il est plus attaché à elle qu’à ses précédentes maîtresses (Simenon, 1989 [1956] : p. 433, 472). « Yvette, comme la plupart des filles qui m’ont ému personnifie pour moi la femelle » (Simenon, 1989 [1956] : 473). Lucien ne dit pas qu’Yvette est une femelle mais qu’elle la « personnifie pour lui ». C’est son point de vue. Le récit de Simenon est en effet écrit à la première personne : le lectorat n’a donc accès qu’au point de vue de Gobillot et à l’Yvette qu’il fantasme. Celle-ci est une femelle disponible pour satisfaire « sa sexualité pure » (Simenon, 1989 [1956] : p. 472). Ainsi on retrouve dans le récit les clichés de la pornographie : la femme sans culotte qui écarte les jambes dès la première rencontre (Simenon, 1989 [1956] : p.421), la scène saphique et le plan à trois (Simenon, 1989 [1956] : p. 479). Ni Gobillot ni Simenon ne s’intéresse à la femme derrière le fantasme, Yvette est un personnage évité (Pour en finir avec la passion, 2023 : p. 64). On sait qu’elle a organisé un hold-up pour arrêter le trottoir. Fille de fonctionnaires, elle a un jour décider de « tenter [sa] chance à Paris » (Simenon, 1989 [1956] : p. 418-19). Quel était son plan initial ? Et pourquoi insiste-t-elle sur le fait qu’elle ne lit pas de romans mais les journaux ? Toutes les questions sur Yvette restent sans réponse, elle n’est pas le sujet de l’histoire, sujet au sens de thème mais aussi de personnage agissant. Annie Ernaux reconnait en Yvette celle qu’elle était en 1958 : une jeune femme franche dont les hommes abusaient car elle ignorait les règles du jeu de la « séduction » (Ernaux, 2018 [2016] : p.59).
Yvette est une femme abusée. Aucun de ses partenaires sexuels, ni les hommes qui se disent amoureux, ni les femmes qui se disent ses amies ne la protège et cela conduit à sa mort. Pour Simenon, la mort d’Yvette est un moyen de conclure son récit. Remarquons que c’est un moyen habituel de résoudre les passions amoureuses (Bayard, 2007 : p. 140). Yvette aurait pu s’enfuir avec Jeanine à la campagne, trouver un amant à la fois jeune et riche ou rentrer dans sa famille à Lyon. Ainsi, Gobillot aurait aussi été « délivré » de son obsession. Certes, il resterait une possibilité de la retrouver, mais l’écrivain aurait pu décider qu’il ne la chercherait pas. Choisir de tuer Yvette ou de la laisser en vie revient à juger ce qu’elle incarne. On sait peu de chose sur Yvette, mais elle incarne la liberté et le refus du destin traditionnel des femmes de la bourgeoisie. Elle refuse d’être la fille de ou la femme de , elle se bat pour survivre et surtout rester libre. Par exemple, elle organise le hold-up et quand celui-ci échoue, elle va chez un avocat réputé pour innocenter des criminels. Si Yvette sort vivante du récit, sa liberté, son non-conformisme sont saufs également, si elle meurt, elle est punie pour avoir voulu vivre autrement. Simone de Beauvoir remarque que les personnages de Brigitte Bardot remettent en cause le mythe de l’Éternel féminin (Beauvoir, 1959) : cela est vrai pour Yvette seulement si on ignore la fin, sa mort dont personne ne se soucie.
Mais notre indignation n’est-elle pas exagérée ? Aucune femme n’est véritablement tuée, En cas de malheur n’est qu’une fiction. « Quand bien même la fiction n’est pas le réel, la fiction agit directement sur le réel, et en partie au service de la société réelle. » (Pour en finir avec la passion, 2023 : 21). A force de voir mourir les femmes sans que personne ne proteste, on s’habitue et on proteste moins dans la vie réelle. A force de voir mourir des femmes qui revendiquent le droit à la liberté et au plaisir, on finit par croire qu’elles l’ont cherché. A force de voir des personnages féminins qui sont des fantasmes masculins, on prive les femmes de leur fantasme ou tout au moins d’exprimer leurs fantasmes (Chollet, 2021 : chapitre IV). Dans le récit de Simenon, la première personne indique au lectorat qu’il s’agit de la version de Gobillot. Dans le film, il n’est pas aussi évident de s’en rendre compte. Lorsque Brigitte Bardot dit qu’elle est une femelle, comment savoir que ce sont en fait les mots que l’écrivain a attribué à l’amant ? Le continuum féminicidaire, ce n’est pas seulement les indices de la violence du féminicide et l’inconscience de l’entourage, c’est aussi la société qui banalise les meurtres de femmes, même fictionnels (Taraud, 2022). Reste qu’on peut toujours lire Simenon aujourd’hui par antiphrase, ce que Christine de Pizan recommandait face aux écrits misogynes qui décrivaient des femmes qui n’existaient pas (Pizan, 2021 [1405]). En cas de malheur nous montre alors comment éviter un féminicide : en prenant au sérieux les menaces et la jalousie. Il nous encourage aussi à nous intéresser aux personnages féminins évités.
Bibliographie
BAYARD Pierre, 2007, Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ?, Paris, Minuit.
Nina Menkes est une réalisatrice qui est née à Jérusalem et a grandi en Californie. Elle enseigne au California Institute of the Arts à Santa Clarita. Nous avons découvert son travail grâce à son film documentaire Brainwashed: Sex-Camera-Power disponible sur Arte.
Elle nous fait l’honneur de nous parler des femmes sur l’écran et derrière la caméra ainsi que du langage visuel de l’oppression souvent résumé par l’expression male gaze.
Le male gaze
Comment vivent les réalisatrices à Hollywood ? C’est quoi le male gaze ? Vous voulez des exemples précis et enfin comprendre c’est quoi le problème avec le male gaze ? Peut-on filmer des scènes de sexe sans male gaze ? Pour répondre à ces questions, écoutez notre interview de Nina Menkes, la réalisatrice de Brainwashed: Sex-Camera-Power.
Le documentaire de Nina Menkes est disponible en DVD.
Nina nous a épatées par ses réponses claires et sincères ainsi que ses exemples pertinents. Ses arguments sur le male gaze au cinéma nous ont rappelé les nôtres sur les points de vue confisqués en littérature dans Pour en finir avec la passion.
Laura MULVEY, « Plaisir visuel et cinéma narratif » dans Au-delà du plaisir visuel, éd. Mimésis 2017 [1975].
Films cités en exemple dans l’interview par Nina Menkes : Lost in translation de Sofia Coppola (2003), Magdalena Viraga de Nina Menkes (1986), Saint Omer d’Alice Diop (2022), Sans toit ni loi d’Agnès Varda (1985), Titane de Julia Ducourneau (2021)
Transcription et traduction
L’interview est en anglais: la traduction et la transcription sont disponibles ci-dessous. Erratum : Nina Menkes est née à Jérusalem.