Pina Bausch semble bénéficier du travail des autres chorégraphes, Duncan en tête. Elle rencontre de l’opposition : les premiers spectacles de sa compagnie sont hués, mais cela n’est pas lié à son sexe.
D’un côté je me dis que c’est bien, mais d’un autre côté je me demande si le préjugé n’est pas seulement masqué. Si Pina a pu s’épanouir, développer son art, n’est-ce pas parce que la danse est considérée comme un art moins important, un art féminin?
Préjugé contre la danse et préjugé contre les femmes se rejoindraient alors.
Ariane Mnouchkine a parfois signé des pétitions pour la cause des femmes. Elle a abordé la condition des femmes dans sa collaboration avec Hélène Cixous, une auteure féministe : Voile noire, voile blanche ; L’Indiade.
Pourtant elle reste une féministe discrète : pourquoi ?
Ariane Mnouchkine a résolu d’une manière radicale l’inégalité des sexes. Elle reconnaît elle-même qu’elle n’a pas été victime des discriminations que les femmes subissent dans le théâtre parce qu’elle a fondé sa compagnie égalitaire (Ariane Mnouchkine, Actes sud p.71). De même qu’il n’y a pas d’inégalités salariales au Théâtre du Soleil, il n’y a pas d’inégalités homme/femme parce qu’Ariane Mnouchkine l’a voulu ainsi.
Elle contribue peu à faire évoluer le rôle des femmes dans notre société, parce qu’elle vit dans une autre société. Cependant, quand on pense à son engagement auprès des sans-papiers ou des intermittents par exemple, il paraît injuste de l’accuser de fuir le monde où la réalité.
Ariane Mnouchkine nous l’avons dit est une témoin du sexisme (post précédent), mais elle est plus que cela. Elle a agi contre le sexisme, elle est donc féministe. Elle est l’exemple qu’une femme dramaturge peut réussir brillamment, mais pas dans le monde tel qu’il est.
Il faut remarquer les discours sexistes de la presse sur Ariane Mnouchkine. Très souvent on doit souligner qu’elle est une femme ou on demande à ses acteurs ce que cela fait d’être dirigé par une femme. Ce sont des propos que l’on ne tiendrait pas si le leader du Soleil était un homme.
Lorsque l’on parle de l’originalité du Soleil, le genre de son leader revient souvent. Il y a peu de femmes dramaturges. C’est un peu moins vrai aujourd’hui, mais cela l’était au début du Soleil.
Créativité et liberté sont des mots qui reviennent souvent dans ce livre pour qualifier Carolyn et son travail. C’est la première femme dans notre série qui est présentée comme une créatrice incontestée, qui n’est pas suspecte d’imiter son père ou son partenaire. Elle est plus connue que ses partenaires ou interprètes masculins. La créativité dans ce livre est même présentée comme quelque chose de féminin, liée à la fertilité (p. 239). Carolyn Carlson a eu un fils, donc il n’est pas possible de l’accuser de reporter sa frustration sur son art. On tombe donc très rapidement dans le préjugé inverse à celui que l’on rencontre habituellement : les femmes sont des meilleures créatrices car elles sont des mères… C’est un préjugé donc il faut s’en méfier, mais il a le mérite d’être rafraichissant, de faire penser et de contrer les discours sexistes ordinaires.
On trouve sur internet des vidéos présentant plusieurs des derniers spectacles de Carolyn Carlson, par exemple « Dialogue with Rothko« .
Dans son spectacle « Now » donné au théâtre de Chaillot en 2014, Carolyn Carlson s’inspire du livre La poétique de l’espace de Gaston Bachelard, qui traite de l’intimité dans sa relation à l’ensemble du monde. Le titre de l’ouvrage de Thierry Delcourt, Carolyn Carlson, De l’intime à l’universel, paru en 2015, reprend cette idée d’une connexion de chaque chose.
La notion de cohérence et d’harmonie est au coeur de l’approche de Carolyn Carlson, que ce soit explicitement dans le discours qu’elle tient sur son art qu’implicitement à travers son langage chorégraphique, qui intègre des arts martiaux asiatiques par exemple en ce qu’ils se pense en connexion avec la nature et l’ensemble du monde.
Je proposerais d’y voir une allégorie du travail du créateur, et plus particulièrement des créatrices : relier ce qu’il y a de plus intime en soi au monde, sans impudeur ; et c’est peut-être ce qui a aussi entravé la création féminine que cette nécessité de se montrer et de sortir du rôle distribué par avance par la société, quelle qu’elle soit.
Le terme « poésie » revient souvent sous la plume de Thierry Delcourt : c’est en effet un terme-clé qui permet de comprendre les multiples facettes de Carolyn Carlson, initialement danseuse et chorégraphe mais aussi auteur et calligraphe, entre autres. Dans tous les cas, son activité est placée sous le signe de la poésie, visuelle dans ses créations chorégraphiques, littéraire pour ce qui est des écrits, la calligraphie incarnant les idées par des signes immobiles comme les corps l’incarne par leurs mouvements.
Cette dimension d' »artiste totale » m’évoque Isadora Duncan ; peut-être aussi le côté « affranchissement des codes », même si cette caractéristique peut être le signe un peu facile du génie artistique et qu’on risque le raisonnement circulaire : la plupart des créateurs (et créatrices) vont partager cette composante puisque c’est le critère qui a été appliqué pour les définir comme artistes de génie… Par-delà cette petite nuance à l’égard du caractère nécessairement génial de l’originalité, on peut tout de même se demander si l’émancipation des règles n’est pas ce qui définit le mieux l’accès à la création pour une femme, pour qui la règle est de faire autre chose que créer.
On trouve sur internet le film Isadora (1968), consacré à la danseuse, en streaming gratuit, mais aussi des images d’archives de la danseuse.
Le film La danseuse traite du parcours de Loïe Fuller en évoquant sa rencontre et collaboration avec Isadora Duncan.
“J’ai fait toute ma vie exactement ce que je voulais faire” « Je voulais m’habiller et danser comme je l’entendais ou ne pas paraître »
Toute sa vie Isadora Duncan a refusé les corsets : ceux de la danse classique et ceux de la société (le mariage surtout, les conventions).
Elle a vu que le mariage dans sa société était un moyen d’asservir les femmes, de les empêcher de faire ce qu’elle voulait, d’être talentueuse. Elle demande même l’abolition du mariage.
Elle dit qu’elle fait ce qu’elle veut et ce qu’elle veut c’est se consacrer à son art. C’est sûrement lui qui lui a permis de survivre à la mort de ses enfants.
Je ne sais rien de la réputation d’Isadora dans le monde de la danse mais je sais que son nom n’était jamais arrivé à mes oreilles avant le film récent qui met en image sa vie telle qu’elle la raconte dans son autobiographie.
Du film La Danseuse, on a malheureusement surtout retenu qu’il était le premier d’une « fille de » et d’une chanteuse (castée pour jouer la danseuse, c’est peut-être un trait d’ironie de la réalisatrice, qui sait ?). Fonctionnera-t-il, dans le temps, comme une pièce dans l’entreprise de réhabilitation d’une femme majeure dans l’histoire de son art, comme dans celle de l’émancipation des femmes, à l’image du Camille Claudel de Nuytten en 1987 pour la sculptrice éponyme ? C’était une biographie de Camille qui avait été à l’origine, en partie, de l’idée du film, ainsi que la volonté d’une actrice et de son compagnon réalisateur. Concernant La Danseuse, c’est le texte composé par Isadora elle-même qui a permis l’écriture du film, porté là encore par une femme, la réalisation Stéphanie di Giusto.
D’où une question : n’y a-t-il que les femmes pour s’intéresser aux figures-clés de leur émancipation dans le domaine des arts ? Ce n’est pas le cas en histoire des idées, où les grandes figures féminines sont souvent étudiées tant par les hommes que par les femmes (je pense à Claire d’Assise étudiée par Jacques Dalarun, Catherine de Sienne par André Vauchez, ceci pour le seul Moyen Âge). Comment comprendre ce désintérêt masculin pour la question de l’émancipation du créateur lorsqu’il est une femme ? Est-ce la perpétuation de la disqualification du droit des femmes à créer ?