Ilest intéressant de comparer l’entreprise autobiographique à laquelle se livre Mme d’Epinay dans l’Histoire de Mme de Montbrillant avec celle que mène à bien Rousseau dans les Confessions. En effet, à la préface grandiloquente de Rousseau qui déclare que son « projet n’a jamais eu d’exemple » et qu’il veut s’y montrer tel qu’il est afin de pouvoir se présenter, les Confessions à la main, devant Dieu au moment du Jugement, ne trouve pas de contre-point chez Mme d’Epinay. Celle-ci n’exhibe pas sa mise à nu mais la recouvre. Elle la dissimule derrière le voile de la fiction et la forme (dominante) épistolaire. Je propose de voir là l’effet de la vertu de discrétion à laquelle les femmes étaient exhortées au XVIIIe siècle. Nous l’avons déjà vu avec Mme de Sévigné: les écrits privés n’étaient pas destinés à constituer une œuvre littéraire. Le récit d’une vie de femme devait-il, dès lors, se faire que de manière détournée et indirecte ? Comment expliquer la vogue des Mémoires, dans ce cas ?
Alors que le XVIIIe siècle est vu, aujourd’hui, comme le siècle où le roman se pare d’une prétention à l’authenticité afin de s’autoriser à explorer les ressources de la fiction (Manon Lescaut est censé reproduire des Mémoires, celle du chevalier Des Grieux ; de même pour la Vie de Marianne ; les romans épistolaires sont précédés de « notes de l’éditeur », qui déclare toujours avoir trouver la correspondance reproduite « par hasard »…), Mme D’Epinay navigue à contre-courant et emprunte les outils de la fiction pour dire sa vérité intime. Il y a là un choix de sa part, celui d’un projet littéraire. Son Histoire de Madame de Montbrillant va donc au-delà de Contre-Confessions, pour reprendre le titre donné à l’ouvrage par Elisabeth Badinter : il ne s’agit pas d’une manière de se raconter choisie par défaut, mais pleinement assumée. Mme d’Epinay entend, en transformant sa vie en roman, donner au récit de son parcours une dimension exemplaire. Parce que son itinéraire est typique de celui des femmes au XVIIIe siècle, il faut comme exemple, et cette dimension universelle ne peut être exprimée que par l’usage de ce détour que constitue la fiction romanesque. Rousseau, au contraire, dans ses Confessions, explore et déclame son individualité, son exception. Contrairement à ses allégations, il ne peint pas l’homme à travers lui-même mais se peint comme supérieur aux autres hommes.
Le choix opéré par Mme d’Epinay de se dire à travers un roman épistolaire lui permet de mettre en scène la réflexivité qu’implique tout récit de soi et toute introspection : il y a le « je » raconté et le « je » qui raconte, le « je » analysé et le « je » qui analyse. Ici, le « je » objet correspond au personnage de Mme de Montbrillant et je me risquerai à identifier le « je » sujet à celui du Marquis de Lisieux, tuteur de l’héroïne. C’est lui en effet qui recueille la correspondance, les extraits de journal, et qui ponctue l’ouvrage de commentaires quant aux événements de la vie d’Emilie que le texte n’explicite pas. Le « je » sujet serait donc un « je » masculin… Curieux dédoublement pour une femme écrivain, qui entend écrire le destin d’une femme !
Mme d’Epinay fait-elle là l’aveu de sa conviction que, pour écrire, une femme doit s’émanciper du rôle social auquel son siècle la confine ?
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Méta
Je ne sais pas à quel point l’aveu est conscient.
Mais je suis tout à fait d’accord avec toi, et mes réactions à tes précédents posts le prouvent!