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Interview – Laurence Joseph, Nos silences

Laurence Joseph, psychanalyste, est l’autrice de deux essais : La chute de l’intime paru chez Hermann en 2021 et Nos silences sorti chez Autrement en 2025. Nous lui avons posé trois questions sur l’intime, la libération de la parole et les grandes figures féminines qui incarnent ces thématiques.

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Vous présentez dans La chute de l’intime la figure de Mélusine comme emblématique de l’ambivalence de l’intimité : en quoi y a-t-il une spécificité de l’intimité féminine ? 

Pour répondre à cette question il faut peut-être d’abord reprendre la définition de l’intimité, qui ne me semble pas être en réalité le tréfonds de nous-même, ce que nous approcherions par des métaphores de profondeur, ou de plongée en soi. L’intime, c’est certainement la possibilité de se laisser transformer et changer par quelque chose qui advient en nous. Et c’est parce que cette chose est différente, qu’elle soit belle ou effrayante que nous souhaitons la soustraire au regard. L’intime c’est la mise en dialogue avec l’altérité, c’est pourquoi la fée Mélusine -une fée bâtisseuse- m’en a semblé la meilleure allégorie. Parce qu’elle porte sur son propre corps un élément qui la rend systématiquement étrangère à elle-même. La traduction de son nom signifie « Brouillard de la mer », elle ne se laisse pas voir. 

J’invite chacun à redécouvrir son histoire, pour rappel, sa mère lui a jeté un sort : elle ne pourra se marier que si chaque samedi elle peut s’isoler de son mari pour cacher la queue de serpent qui lui pousse ce jour-là. Mélusine représente finalement une conception classique du féminin : d’une immense beauté, aimante pour ses enfants, elle est aussi un monstre hybride, une créature effrayante à qui son mari Raymondin prêtera la faute de l’adultère. Si l’on est attentif à la légende, on comprend vite que Mélusine subit son intimité mais parvient tout autant à en faire quelque chose, mais là où ne l’attend pas. C’est en effet seulement la nuit que cette fée bâtit la cité, soustraite à tous les regards. Ce qui suppose que le fait de se soustraire, de prendre des temps de retrait est inséparable de la création. Ainsi, là où on attend toujours la question de l’intime et du féminin, c’est-à-dire dans la question anatomique, du sexe caché ou des règles on voit que cette intimité nécessaire à la femme est celle de son désir presque politique, l’empreinte qu’elle laisse dans la cité, c’est ici que son dialogue intérieur se joue finalement avec le plus de conséquences. 

L’autre leçon que nous donne Mélusine est celle portant sur l’effraction de l’intime. Raymondin en effet persuadé qu’elle le trompe et pour la suprendre force la porte de la pièce d’eau où Mélusine se cache. Effondrée par la trahison, Mélusine se jette par la fenêtre et erre. Cette figure pour moi est celle de la mélancolie après la rupture des liens, après la trahison. Elle marque la vulnérabilité des femmes, le risque d’être violées, le fait d’être violable et ainsi certainement la nécessité de respecter la pudeur d’une femme à chaque fois qu’elle le demande. 

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2)Pensez-vous que les femmes ont été particulièrement exposées à la mélancolie, en réaction à une perte de leur intimité, par leur interdiction de disposer, pour citer Woolf d’une chambre à soi

La mélancolie est définie par Freud comme la perte insoluble d’un objet qu’on ne sait pas clairement identifier (à la différence du deuil dont l’objet est lui clairement identifié). Mais ce qui est très juste dans votre question c’est que l’intimité parce qu’elle regroupe autant un regard sur le corps qu’une capacité à créer un monde par le langage peut, si elle est perdue, créer un mouvement mélancolique parce que la parole est plus facilement coupée aux femmes qu’aux hommes. Parce que leur parole est puissante, on considère qu’il faut s’en méfier. Virginia Woolf le démontre prodigieusement dans Une chambre à soi. Je suis également très sensible à l’œuvre de Sylvia Plath qui utilise la parole poétique pour exprimer la place fondamentale de la lutte pour accéder à l’écriture et à la publication pour une femme avec des enfants et à qui de nombreuses taches incombent. On sait au travers de son histoire, de sa fin tragique et des querelles éditoriales avec son mari combien, peu ou prou, cette question traverse le destin de toutes les femmes qui écrivent. 

De manière plus contemporaine la question du contrôle coercitif dont la reconnaissance législative est cruciale montre la résistance à laisser une femme occuper, comme elle l’entend, cette « chambre à soi. »

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3) Vous mettez en avant dans Nos silences l’importance de cette intimité que constitue le silence : comme dans le mythe de Procné, pensez-vous que le silence est parfois, et paradoxalement la seule arme des femmes pour se défendre ? Libérer la parole est-il toujours possible ou souhaitable ?

Je pense être sensible à cette question de ce que nous cachons, certainement aussi parce que mon métier me donne une place où je suis dépositaire d’une parole qui ne se dépose nulle part ailleurs. J’ai une attention à ce que nous ne disons pas, ou peu, tous ces silences qui ont une fonction de protection, définitive ou transitoire. Se taire parfois fonctionne comme un paravent, un tissu que l’on tend pour se cacher, parce que les choses sont interdites, parce que nous pensons que le regard des autres abimerait ce que nous cachons ou parce qu’il faut du temps parfois pour rendre les choses publiques. Je pense souvent à l’exemple d’une cicatrice après une opération, même bégnine, elle représente une trace de notre histoire, des inquiétudes ou même une volonté mais elle est d’abord une trace personnelle.

Les mots sont des enfants du silence, il faut un temps d’élaboration, d’introspection, pour dire quelque chose, avouer quelque chose. 

Je me méfie des obligations systématiques de transparence, des aveux soudains ou systématiques. Le silence est en cela, quand il est choisi une intimité avec soi, l’écoute d’un dialogue intérieur où le sujet se met au diapason de son histoire, de ses accidents ou de ses victoires. Les temps de silence ne sont pas à mes yeux des temps pauvres.

Le silence est-il parfois la seule arme des femmes pour se défendre ?

Peut-être quand elles sont victimes de violence et d’emprise, si elles sont seules ou isolées ( ce qui est généralement le cas). Mais comme le mouvement #meetoo l’a montré, les femmes très vite peuvent -dès lors qu’elles se retrouvent entre elles- créer des dispositifs de solidarité, d’appui commun, de partages des voix, qui leur permettent de prendre la parole sans crainte, avec puissance et efficacité. La sortie du silence se fait de préférence ensemble. C’est pour cela que les lieux d’écoute dédiés aux femmes sont d’une importance capitale comme la Maison des femmes créée par Ghada Hatem.

Pour aller plus loin

Laurence Joseph, La chute de l’intime, Paris, Hermann, 2021

Laurence Joseph, Nos silences, Paris, Autrement, 2025

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Interview de Catherine Le Magueresse

Notre invitée

Catherine Le Magueresse est juriste, doctoresse en droit et chercheuse. Spécialiste du consentement, elle a publié l’ouvrage de référence Les pièges du consentement. Pour une redéfinition pénale du consentement sexuel, aux éditions iXe et a récemment co-organisé des journées d’étude sur le consentement en droit à l’Ecole Nationale de Magistrature. 

Notre interview de Catherine Le Magueresse

Les pièges du consentement

Catherine Le Magueresse nous explique à quelles conditions le consentement peut aider à faire progresser la justice pour les survivantes de viol ou comment ne pas tomber dans les pièges du consentement. Elle évoque aussi la définition du viol dans le code pénal français et son influence sur la réponse judiciaire.

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Les pièges du consentement,

“La présomption de consentement est une fiction légale et culturelle qui dispense celui qui initie un contact sexuel de s’assurer du consentement effectif – voire du désir – de l’autre.

Catherine Le Magueresse, Les pièges du consentement

Pour aller plus loin

Les pièges du consentement – Éditions iXe

Catherine Le Magueresse | Cairn.info

Séduction et galanterie à l’ère Post #Metoo – IFOP

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Jessica Jones et la culture du viol

Notre dernier épisode est en ligne! Il parle de la série Jessica Jones créée par Melissa Rosenberg avec Krysten Ritter dans le rôle titre.

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Krysten Ritter dans Jessica Jones

Et si nous avions des super -pouvoirs?

C’est une histoire de super-héroïne Marvel avec ses questions habituelles sur l’héroïsme, la responsabilité et les progrès scientifiques, son lot de clichés (héroïne orpheline, complot très compliqué…) et aussi ses défauts (manque d’intersectionnalité, fatalisme…).

Toutefois nous souhaitons distinguer cette série car elle allie le fond et la forme pour dénoncer la culture du viol. Attention l’article contient quelques spoilers sur la saison 1!

Un super-pouvoir pour illustrer l’emprise

Kilsgrave, le méchant de la saison 1, a le pouvoir de faire faire aux gens ce qu’il veut. Il remplace la volonté de ses victimes par la sienne…. 

Hope a sorti un pistolet de son sac et tiré à multiples reprises sur ses parents mais c’est Kilsgrave qui les a tués. Il n’était pas là au moment des faits, il n’était pas là quand Hope a mis l’arme chargée dans son sac mais il a planté dans l’esprit de Hope l’envie de les tuer. Hope n’est pas inconsciente au moment des faits, elle est même consciente de vouloir tuer ses parents, elle est capable de planifier, de choisir le moment où elle ne pourra pas les manquer…. Après le crime, Hope est dévastée, elle peut témoigner du pouvoir de Kilsgrave mais elle n’est pas convaincue de son innocence.

Jessica Jones, elle aussi victime de Kilsgrave l’est et se donne la dure mission de prouver que le pouvoir de Kilsgrave de contrôler les esprits existe.

Remarquons que l’emprise mentale ou le contrôle coercitif sont des phénomènes documentés et que l’on a de nombreux témoignages. Cependant les victimes ont du mal à être entendues et respectées. Pourquoi ?

Parce que la culture du viol

Kilsgrave incarne la culture du viol

La culture du viol c’est d’abord la négation du consentement. Et le pouvoir de Kilsgrave symbolise cette négation. Jessica le lui dit clairement dans l’épisode 8 : “Not only did you physically rape me but you violates every cell in my body and every thought in my godamm head

Kilsgrave nie l’accusation en arguant sur le décor : tout s’est passé dans des hôtels et des restaurants de luxes, comment cela pourrait-il être un viol? Cette remarque renvoie au scénario stéréotypé du viol dans une ruelle sombre… Il y a aussi l’idée que toutes les femmes sont à vendre, et qu’il a payé et mériterait donc un peu de reconnaissance… Ces clichés sur le scénario du viol et les femmes nourissent la culture du viol.

Un autre élément de la culture du viol est le retournement de culpabilité : on se met à plaindre l’agresseur et on accuse la victime. Kilsgrave essaye de se rendre sympathique en soulignant ses efforts pour ne pas toujours utiliser son pouvoir, son enfance difficile ou son amour pour Jessica. Tout ce qu’il voulait selon lui c’était l’amour de Jessica ou tout au moins un peu de reconnaissance, un sourire.

D’abord, il prétend cet « amour » réciproque : elle a choisi de rester avec lui, preuve que cela ne devait pas être si déplaisant, non? Dans l’épisode 10, Jessica raconte qu’elle a essayé de partir mais il l’a très vite recontrôlée avec son pouvoir. Il essaye de lui dire que les choses ne se sont pas passées comme elle le dit mais elle a une cicatrice pour prouver que sa version est la plus proche de la vérité.  Dans l’épisode 9, il essaye de diminuer le rôle de son emprise. Jessica a tué une femme selon sa volonté, mais il prétend lui avoir seulement demander de s’en occuper. Il veut ainsi la faire douter de son innocence, la faire culpabiliser. C’est aussi son intention quand il la traite d’ingrate qui n’a jamais apprécié tout ce qu’il a fait pour elle dans l’épisode 10.

Du côté des survivantes

Nier le consentement et blâmer la victime… Jessica Jones n’est pas la seule série à mettre en évidence ces deux caractéristiques de la culture du viol.

Mais Jessica Jones fait mieux… elle décrédibilise voire ridiculise les arguments des agresseurs… Kilsgrave a le profil du héros de romance (riche, britannique et une blessure secrète) mais il est le méchant de l’histoire, et comme c’est une histoire Marvel, il n’y a pas d’ambiguïté. Tous ses efforts pour se poser en victime (Ouin ouin : mes parents m’ont torturé… Ouin ouin : je ne sais jamais si les gens consentent car mon pouvoir est trop fort) sont presque comiques…. Il n’y a pas d’empathie avec Kilsgrave, pas d’himpathy pour reprendre le concept de la philosophe Kate Manne.

C’est d’abord dans sa forme que Jessica Jones s’oppose à la culture du viol. Elle adopte le point de vue des victimes, victimes qui ne correspondent pas aux stéréotypes. Jessica a une force physique surhumaine, elle boit, elle aime faire l’amour. Trish est riche et célèbre… Elles ne sont pas de pauvres femmes attaquées dans un parking. Mais elles sont des victimes qui deviennent des survivantes … C’est leur liberté : choisir de survivre. Jessica Jones le dit dans le dernier épisode : « J’avais le choix, j’ai choisi de survivre ».

De plus notons que les scènes de viol sont hors caméra. On évite ainsi toute esthétisation et on permet aussi aux victimes de ne pas revivre le trauma, de pouvoir réfléchir.

Pour aller plus loin

On Jessica Jones, rape doesn’t need to be seen to be devastating – The Verge

Jessica Jones: shattering exploration of rape, addiction and control

Suárez Tomé, Danila; Rubien, Mariela; Miradas femeninas en pantalla: El caso Jessica Jones; Universidad de Ciencias Empresariales y Sociales; Verba Volant; 7; 2; 9-1-2018; 67-79

Shana MacDonald, “Refusing to Smile for the Patriarchy, Journal of the Fantastic in the Arts, Vol. 30, No. 1 (104) (2019), pp. 68-84 (17 pages).